Le jeudi 21 mai, j’ai présenté une étude préliminaire sur la conversation en images dans le séminaire de recherche “Usages ordinaires des images” organisé par André Gunthert à l’INHA. L’interrogation principale de ma recherche portait sur le rôle des formes visuelles normalisées: les stickers – une illustration, animée ou fixe, d’un personnage fictif ou d’une célébrité ou d’un objet anthropomorphe, utilisés dans les procédures organisationnelles de la conversation sur les messageries mobiles et sur les réseaux sociaux numériques (RSNs).
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Via pusheen.com
Ma recherche est motivée par un intérêt pour la valeur socio-culturelle qu’attribuent les participants à ces formes visuelles préfabriquées en masse, qui sont mobilisées au quotidien pour interagir sur la messagerie instantanée.
Cette analyse s’inscrit dans trois disciplines : i). les nouveaux médias sociaux (NMS), ii). l’histoire culturelle des objets populaires et iii). la pragmatique du visuel.
Je partage ici quelques réflexions théoriques et méthodologiques sur la place des stickers sur les NMS.
Les nouveaux médias sociaux (NMS)
Les recherches en Computer-Mediated Communication soulignent les nouvelles opportunités de sociabilité créées par les différentes ressources1 des réseaux de communication électroniques qui mettent en relation non seulement des machines mais aussi des êtres humains2. Dès les années 90, les études de l’interaction sociale sur les espaces de communication Internet, privés et publics, s’orientent rapidement vers l’analyse de la trace écrite des échanges et démontrent les dynamiques relationnelles qui façonnent l’identité des participants3. Cette approche pragmatique de la communication s’intéresse à l’étude des espaces discursifs du web, tels les blogs4 et les réseaux sociaux numériques (RSN)5 et atteste le potentiel social des échanges textuels.
Une préférence pour la photo autoproduite
Quant aux images, même si elles sont échangées en nombre suffisant et en différents formats sur les espaces électroniques6 leur analyse reste minoritaire. Cette absence du visuel de l’approche pragmatique de la communication peut s’expliquer par une préférence pour la photographie autoproduite.
La focalisation des Mobile Studies7 sur la photographie8 comme une dynamique “expressiviste”9 et comme l’emblème d’un espace de communication intersubjectif, éclipse non seulement l’étude des autres images partagées sur ce canal, mais finit par imposer une grille sémiotique10 à la photographie, l’enfermant dans une analyse formelle, déconnectée de ses usages qui se déroulent dans une écologie multimédia.
Même si les recherches en Media Studies s’intéressent aux autres dispositifs que le mobile, par exemple les photoblogs et les RSNs, l’intérêt de ces études continue à porter sur la pratique photographique, son rôle dans la constitution des espaces discursifs asynchrones et la conversation qui y est générée sous forme de commentaires. Cette démarche quantitative11 mobilise la photographie comme une donnée pour comprendre les dynamiques relationnelles possibles par les nouveaux dispositifs. Le rôle de la photographie par rapport aux autres propositions d’interaction reste negligé.
Une demande pour les émojis
Ce n’est qu’en 2014 que les pictogrammes, connus plutôt par leur appellation japonaise: émoji12 suscitent l’intérêt de la presse en ligne13 et des blogs universitaires14. L’adoption virale des émojis et leur usage massif par les utilisateurs des smartphones, surtout de l’iPhone qui lance le clavier émoji en 2008 pour les utilisateurs japonais et l’ouvre à l’usage mondial en 201015. Ces usages de l’émoji confèrent une nouvelle visibilité à une pratique déjà bien répandue au Japon depuis les années 9016.

Japanese emojis carrier. Capture d’écran- Unicode Consortium
Une fois que les émojis soient normalisés par l’Unicode Consortium, leur usage explose dans les échanges écrits sur les smartphones et sur les RSNs, ce qui les érige au statut d’un langage iconique17 presque universel. Puisque l’apprentissage des émojis se fait plutôt par effet de contagion18 et cela sur des réseaux informels, ces pictogrammes restent polysémiques, ancrés dans le contexte d’usage et la culture de leurs utilisateurs.
Alors que certains chercheurs considèrent la normalisation de cette sténographie numérique comme une réponse pragmatique et conviviale pour maintenir la vitesse des interactions conversationnelles, d’autres la regardent comme une manifestation de Soft Power19, une hégémonie de l‘Unicode Consortium pour normaliser les comportements routiniers afin de mieux cibler l’affect et pour affiner les algorithmes de sentiments analysis. La preuve de cette chasse aux données chiffrables se confirme par l’enquête récemment menée à l’échelle internationale par SwiftKey, un service de logiciel pour claviers, sur l’usage des émojis dans plus d’un milliards de messages20. En plus du non respect de la privacy des utilisateurs, de telles études de marchés, axées sur le recueillement massif des données (big data driven studies) semble proposer une vision globale des usages internationaux. Mais en réalité, le désir de réduire les comportements des internautes à des données chiffrables restreint la valeur socioculturelle de ces objets.
Dans l’emballement médiatique pour l’émoji, acclamé désormais comme la clé pour les annonceurs qui leur ouvrira la porte aux comportements des utilisateurs, une autre forme visuelle – le sticker – reste dans l’ombre.
L’économie du sticker
Le sticker est une illustration, animée ou fixe, d’un personnage fictif ou d’une célébrité ou d’un objet anthropomorphe. L’histoire du sticker est une histoire visuelle contemporaine, fortement liée à la recherche d’un modèle économique par les services du web mobile et au développement des applications de messagerie sociale (AMS)21 devenues les nouveaux médias par rapport aux RSNs.
L’envoi d’autres formes visuelles sont déjà proposées par les messageries mobiles, pourquoi les AMS introduisent-elles le sticker? Ces illustrations contribuent-elles à la sociabilité conversationnelle? Une approche historienne des AMS peut permettre à répondre à ces questions et à mieux saisir les enjeux économiques de ces médias.
Entre 2010 et 2011, les applications de messagerie en Asie, tels Kakao Talk, WeChat et LINE offrent une alternative à la communication payante et proposent un service de messagerie instantanée et des appels gratuits entre inscrits.
- Personnages LINE, 201. Capture d’écran de l’application iPad.
- LINE et KakaoTalk. Via Digiworks
- Personnages Kakao, 2010
- Personnages LINE, 2011
Pour fidéliser leurs nouveaux clients, ces applications se transforment rapidement en plateforme et élargissent leurs services aux jeux payants, aux coupons cadeaux en partenariat avec les commerces et à la vente des stickers à des sommes modiques22. Bien que les émojis se distinguent en format et en contenu de ces illustrations, les services asiatiques les introduisent soit comme un émoji ou un émoticône (voir fig.1).
Si les AMS asiatiques s’inspirent des RSNs et intègrent leurs fonctionnalités tels le profil et la timeline, les AMS occidentales se limitent aux services de base: les émojis, la géolocalisation et les filtres photo.
Ce n’est qu’à la suite du succès du modèle économique des AMS asiatiques23 surtout de Kakao Talk et LINE que les AMS occidentales commencent à s’intéresser au sticker.
Viber se lance en premier et propose en décembre 2012 une série de stickers gratuits ‘Violet et ses amis’, une jeune fille aux cheveux violets et ses amis animaux.
- Lots de stickers Violet. Capture d’écran – Viber
- Lots de stickers. Capture d’écran- Viber, 2012
En mars 2013, trois ans après son lancement Path propose pour sa version 3.0 le Shop (la boutique), une fonctionnalité depuis laquelle les utilisateurs peuvent télécharger des stickers gratuits et payants.
Pour Path, le projet stickers représente un vrai enjeu artistique et l’équipe communique régulièrement sur son blog à propos des artistes/ illustrateurs24 et de leurs illustrations originales.
- La boutique. Capture d’écran- Path application iPad.
- “Iconic bites” Susan Kare. Capture d’écran- Path Blog, 2013
- ‘The Best’ Hugh MacLeod. Capture d’écran- Path Blog, 2013
- ‘The Worst’, Hugh MacLeod. Capture d’écran- Path Blog, 2013
- Breaking bad. Capture d’écran-Path Blog , 2013
Alors que Viber suit les AMS asiatiques en proposant des illustrations autour d’un personnage et ses amis, Path est le premier à définir le sticker comme de l’art, fabriqué pour communiquer ce que les mots ne peuvent pas sur la messagerie instantanée. De plus, le design des premiers lots proposés révèle une inspiration de Street et de Computer Art.
A sticker is worth a hundred words. Send a message or comment with beautiful, fun, Path exclusive pieces of art designed by our favorite artists25.
A la conférence SWXSW, en début 2013, Path déclare une hausse exponentielle d’utilisateurs grâce à la nouvelle version dotée de nouvelles fonctionnalités dont le Sticker Shop26. Le mois suivant, Path annonce sur son blog la vente des stickers Peanuts.
Même si le PDG de Path, Dave Morin ne signale rien sur les détails commerciales du partenariat avec le comics, il affirme que le sticker contribue à construire un modèle économique solide pour son application. Dans un entretien Morin précise son argument principal pour la vente de stickers:
les gens adorent les personnages et vous pouvez exprimer plus d’émotion avec un sticker d’un personnage qu’à travers les mots27-Dave Morin, Path.
Pour concurrencer les personnages illustrés de Path, Facebook lance une série originale de stickers autour des animaux, réalisée avec le concours des illustrateurs indépendants, des artistes de Pixar et le chercheur Dacher Keltner pour infuser l’émotion dans ces illustrations28.
Jusqu’en début 2013, dans les articles tech sur les médias sociaux ces illustrations sont appelées: ‘art emoticon, ‘big emoticons’, ’emoji-like stickers’, mais suite à la participation de Facebook dans cette course/guerre des AMS, ces illustrations ne sont plus confondus avec des émojis et sont désormais appelées uniquement stickers, Facebook en propose même une définition:
Les autocollants sont des illustrations ou des animations de caractères que vous pouvez envoyer à vos amis. Ils représentent un moyen efficace de faire part de votre humeur et de personnaliser vos conversations29.
Le mois suivant Facebook ajoute des stickers promotionnels de la dessin animé ‘Despicable Me 2’ à son sticker store, application permettant leur téléchargement et leur intégration au clavier du Messenger.
Des stickers originaux aux partenariats avec des grands acteurs des Industries Culturelles, la course à ces accessoires visuelles, gratuites ou payantes, des AMS occidentales indiquent leur valeur économique. Fin 2013, un sondage30 par On Device Research indique qu’au moins 40% des enquêtés se sont servis des stickers/émojis et dont 20% l’ont même acheté au moins une fois (voir figs. 2,3 et 4).
- Fig.2. La valeur économique du sticker. Capture d’écran- On Device Research, 2013
- Fig.3.Téléchargement des stickers/émojis. Capture d’écran- On device research, 2013
- Fig.4. Achat des stickers/émojis. Capture d’écran- On device, 2013
Comme ce sondage l’indique, ces chiffres sont indicatifs des usages du sticker plutôt dans des pays asiatiques. Une des raisons de la popularité des stickers dans ces pays peut s’expliquer du fait que le kanji et les langues asiatiques en général ont une entrée numérique difficile. De plus, leur écriture élaborée peut ralentir l’interaction via la messagerie instantanée. Si les émojis permettent à remplacer les mots dans les phrases, la non-linéarité, l’expressivité et l’ajout d’un sticker par un seul clic rendraient les conversations plus rapides et ludiques. Mais les lettres romaines facilement intégrées aux supports numériques ne nécessitent pas forcément l’ajout des éléments non textuels pour accélérer les échanges conversationnels.
La langue SMS sert déjà à raccourcir et à accélérer les échanges via le numérique. Alors, pourquoi alourdir les échanges avec les stickers? Sont-elles des images qui valent cent mots ?
Les réponses à ces questions nécessitent une approche historienne et culturelle des objets visuels populaires qui seront abordées dans un prochain billet.
- Les forums, les pages personnelles, le courrier électronique, la messagerie instantanée
- a).Jacques Perriault, La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer. Paris, Flammarion, 1989, 2 Éd. L’Harmattan, 2008.b).Nancy Baym, ‘The Emergence of Community in Computer-mediated Communication’, Journal of Computer-Mediated Communication, Volume 1, Issue 2.
- Valérie Beaudouin et Julia Velkovska, ‘Constitution d’un espace de communication sur Internet’, Réseaux, 1999. Volume 17, n°97
- Dominique Cardon et Hélène Delaunay-Téterel, ‘La production de soi comme technique relationnelle’, Réseaux, La Découverte, 2006. Volume 4, n°138
- Marie-Anne Paveau, ‘Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique’. HAL-00859064, 2013
- Don Slater, ‘Trading Sex pics on IRC: embodiment and authenticity on the internet’, Body & Society, Volume 4, n°4, 1998
- Mizuko Ito et Daisuke Okabe, ‘Réseaux intimes: contextualiser la relation des jeunes japonais à la messagerie mobile’, Réseaux, Volume 5, n°133, 2005
- Mizuko Ito et Daisuke Okabe, ‘Camera phones changing the definition of picture-worthy’, Japan Media Review, 2003
- Laurence Allard, ‘Qu’est-ce que c’est une photo à l’ère du numérique et du téléphone mobile?‘, MOBACTU, 2013
- Bertrand Horel, ‘Ecrire, photographier, envoyer : comment comprendre la pratique du message multimédia mobile sur caméraphone (MMS)?’ Communication et sphère privée, Benoît Lelong et Cathérine Vérité, L’Harmattan, 2010
- Jean-Samuel Beuscart et al., ‘Pourquoi partager mes photos de vacances avec des inconnus?’, Réseaux, Volume 2, n°154, 2009
- Mot d’origine japonaise 絵 (e ≅ image) 文 (mo ≅ écriture) 字 (ji de caractère )
- a).Adam Sternbergh, ‘Smile you’re speaking EMOJI’, New York Times, 2014, dernière consultation le 25/06/15. b).Marie Turcan, ‘Les émojis en train de créer un nouveau langage’, Les Inrocks, 2014, dernière consultation le 25/06/15
- a).Laurence Allard, ‘Emoji, le “mot-image” de la culture mobile, signe métisse du smartphone aux objets connectés’, MOBACTU,2014, dernière consultation le 25/06/15. b).Luke Stark, Kate Crawford, ‘The Conservatism of Emoji’, The New Inquiry, 2014, dernière consultation le 25/06/15
- . En 2008, l’iPhone est lancé au Japon, mais sans un clavier émoji intégré. Ce n’est qu’à la suite de la demande des utilisateurs japonais, une part de marché non négligeable pour Apple, que l’émojis sont standardisés par l’Unicode Consortium (réunissant les grands acteurs d’Internet: Google, Microsoft, Yahoo!, Apple). C’est à partir de 2010 que le clavier émoji de l’iPhone permet leur usage universel sur différents supports numériques
- Shigetaka Kurita, ingénieur à NTTDocomo, Inc, un opérateur mobile et fabricant des pagers, invente un ensemble de 176 caractères de 12 p x12 pixels qui pouvait être relayé sur la plateforme d’internet mobile i-mode. i-mode était un succès immédiat au Japon avec 20 millions d’inscrits dans les 2 premières années suivant son lancement. Je traduis, Jeff Blagdon, ‘How emoji conquered the world’, The Verge, 2013, dernière consultation le 25/06/15
- Laurence Allard, 2014
- André Gunthert, (Entretien) ‘Les émojis en train de créer un nouveau langage’, Les Inrocks,2014, dernière consultation le 25/06/15
- Luke Stark, Kate Crawford, ‘The Conservatism of Emoji’, The New Inquiry, 2014
- Étude Swiftkey Emojineering 2015, dernière consultation le 25/06/15
- Application de messagerie sociale, je propose cette appellation pour les applications de messagerie qui introduisent des fonctionnalités sociales lancées par les réseaux sociaux par exemple, la timeline, les profils utilisateurs et la consultation de profil en profil
- Une monnaie virtuelle interne est lancée pour la transaction des illustrations dont le prix dépasse rarement la somme de 2€
- Jon Russell, ‘Messaging App Line’s virtual currency and coupon service go global’, The Next Web, 2013, dernière consultation le 25/06/15
- Susan Kare, illustratrice des icônes pour Macintosh et Hugh MacLeod, célèbre caricaturiste et bloggeur
- Définition accompagnant chaque sticker dans le ‘shop’
- Colleen Taylor, ‘In the First 24 Hours of 3.0 Launch, Path made more than ever and sent 1 M messages’, TechCrunch, March 8-12, 2013, dernière consultation le 25/06/15
- Jessica Guynn, ‘Social network Path brings ‘Peanuts gang to virtual stickers’, Los Angeles Times, 26 April, 2013,
- Josh Constine, ‘Compassion researcher helps Facebook’s Apps get Emotional with Animated stickers’, TechCrunch,2013, dernière consultation le 25/06/15
- un sondage mené en 2013 auprès de 3,759 utilisateurs d’Android et iOS smartphones dans les États-Unis, le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Indonésie et la Chine publiée